Un gardien manchot et unijambiste

Le commissaire Giuseppe Martino, de Padoue, est penché parmi les géraniums. C’est un drôle de crime qui l’a conduit, en cette radieuse matinée du 10 juin 1950, à se déplacer dans une allée du magnifique jardin public de la ville. Des enfants qui jouaient à la balle sur la pelouse ont découvert un homme étendu au milieu des fleurs. Ils sont repartis en criant :

— On a tué le père Adorno !

Car, comme tout le monde, ils connaissaient Marcello Adorno, un des gardiens du jardin. Soixante ans, grand mutilé de la Guerre 14-18, le père Adorno était une silhouette familière avec sa jambe de bois et la manche de son bras gauche repliée par une épingle. La crème des hommes, aussi. Il avait toujours des bonbons plein les poches et il adorait les enfants.

Giuseppe Martino examine le corps étendu face contre terre. D’après les premières constatations, il a été abattu d’une balle dans le dos qui lui a brisé la colonne vertébrale… Oui, vraiment, un drôle de crime ! Qui a bien pu tuer ce grand invalide, inoffensif et adoré des enfants ? Qui et pourquoi ? Le directeur du jardin public, à qui le commissaire pose la question, est incapable de répondre.

— Je ne vois pas. J’avais été plusieurs fois chez lui. Il vivait seul et modestement, depuis la mort de sa femme. S’il y a quelqu’un à qui on ne pouvait pas en vouloir, c’est bien à lui. À mon avis, il a dû surprendre quelque chose.

Le commissaire Martino jette un coup d’œil sur la pelouse. À cinq mètres du massif de géraniums, un bouquet d’arbres d’où vraisemblablement a été tiré le coup de feu. Le malheureux gardien a dû voir quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir. Il n’y a pas d’autre explication…

Dès son retour au bureau, Giuseppe Martino reçoit un coup de fil. Il émane de Gaetano Stozzi, une figure bien connue de Padoue puisqu’il est propriétaire de plusieurs magasins d’alimentation. Qu’est-ce qu’il peut bien vouloir à la police ?

— Monsieur le commissaire, je sais que ma question va vous paraître absurde, mais le parc municipal relève bien de votre secteur ?

— Oui.

— Eh bien voilà… Est-ce que, par hasard, on n’y aurait pas assassiné un gardien manchot et unijambiste ?

Le commissaire Martino en a le souffle coupé.

— Comment le savez-vous ?

À l’autre bout du fil, il y a un silence catastrophé ; puis Gaetano Stozzi reprend :

— C’était donc vrai ! Alors, c’est très grave, monsieur le commissaire. J’arrive tout de suite…

Un quart d’heure plus tard, l’industriel est dans le bureau du commissaire. Avec sa soixantaine un peu passée, ses cheveux grisonnants et son embonpoint cossu, il a on ne sait quoi qui trahit le personnage important. Pourtant, en cet instant précis, il a l’air totalement désemparé. Il sort son mouchoir et s’en tamponne nerveusement le front.

— Tout ce qui arrive est ma faute !

— Vous voulez dire que le gardien du square a été tué à cause de vous ?

— Oui, exactement. C’est une histoire de fou…

Gaetano Stozzi sort d’un dossier qu’il tenait sous le bras une pile de feuilles de papier.

— Tenez, lisez. J’ai reçu la première de ces lettres il y a deux mois. Elles sont toutes du même acabit. Elles se sont succédé tous les deux jours.

Le commissaire prend l’une des feuilles en main. C’est la lettre anonyme classique, avec des caractères découpés dans le journal et collés sur des pages de cahier d’écolier : « Si tu veux garder la vie, dépose 1 million de lires en petites coupures dans la corbeille près du kiosque à musique du parc municipal. Sinon, je n’hésiterai pas à te supprimer. Signé : le vengeur. »

Giuseppe Martino n’a pas de réaction particulière devant ce genre de missive, dont il a vu des milliers d’exemplaires au cours de sa carrière. Gaetano Stozzi reprend la parole :

— Vous trouvez cela sans doute extrêmement banal, monsieur le commissaire ? Ce fut exactement ma réaction. Je n’ai attaché aucune importance à ce courrier de déséquilibré. Je n’ai même pas prévenu la police. J’ai eu tort. Mais, hier soir, j’ai eu bien plus tort encore.

Le riche commerçant baisse la tête d’un air accablé.

— Hier soir, je n’ai pas trouvé de lettre dans mon courrier. Mais vers dix heures, j’ai reçu un coup de téléphone. La voix était déformée. L’homme a dit : « Je vois bien que vous ne me prenez pas au sérieux. Eh bien, je vais vous prouver que je ne suis pas un plaisantin. Demain, je vais tuer n’importe qui, au hasard. Et si vous ne versez pas la rançon, la prochaine victime, ce sera vous. » Et il a raccroché. Là, j’ai été impardonnable : je n’y ai toujours pas cru. Mais il faut me comprendre, c’était tellement énorme, tellement fou !

Le commissaire le rassure d’un geste.

— Tout le monde aurait réagi comme vous, monsieur Stozzi. Et, ce matin, il a téléphoné de nouveau ?

— Oui. Il a appelé à mon bureau. Il m’a annoncé le meurtre du gardien et, pour prouver que c’était bien lui, il a précisé que la balle était de calibre 6.35.

Le commissaire Martino marque un silence avant de conclure :

— Si je comprends bien, le pauvre homme a été tué uniquement pour vous faire peur… Quelles sont vos intentions, à présent ?

Gaetano Stozzi retrouve brusquement toute son autorité d’homme d’affaires.

— Je ne paierai pas. Maintenant qu’hélas, le mal est fait, il n’y a plus que moi qui risque quelque chose. Je n’ai jamais cédé à la menace. Accordez-moi une protection et on verra bien s’il ose s’attaquer à vos policiers !

Le commissaire Giuseppe Martino met fin à l’entretien et donne immédiatement les ordres nécessaires pour qu’un deuxième crime ne se produise pas. Deux hommes sont chargés de suivre en permanence Gaetano Stozzi. Une voiture blindée est mise à sa disposition et un planton est posté devant la porte de son luxueux appartement.

Indépendamment, l’enquête se poursuit. Le résultat de l’autopsie n’est pas à proprement parler une surprise : le malheureux Marcello Adorno a bien été tué d’une balle de revolver de calibre 6.35.

Tout naturellement, le policier a pensé à quelqu’un qui pourrait en vouloir personnellement à Gaetano Stozzi. La signature « le vengeur » semble confirmer cette théorie. Seulement, c’est là que les choses se compliquent : Gaetano Stozzi n’a pas un ennemi personnel, mais des dizaines. Bien que d’une honnêteté indiscutable, Stozzi, qui a fait fortune de manière fulgurante, a écrasé pas mal de gens sur son passage. Plusieurs petits commerçants ont fait faillite à cause de lui. L’un d’eux s’est même suicidé. De plus, Gaetano Stozzi a la réputation justifiée d’être très dur avec son personnel. Et, dans ce domaine encore, il s’est fait beaucoup d’adversaires. Comme si cela n’était pas suffisant, malgré sa soixantaine passée, Stozzi continue à jouer les don Juan. Séparé de sa femme depuis vingt ans, il a eu le temps de faire des ravages dans la bonne société padouane. Alors, un commerçant ruiné ? Un employé licencié ? Un mari trompé ? Il n’y a que l’embarras du choix.

En tout cas, une chose, au moins, est positive : les mesures de sécurité sont un plein succès. Le mystérieux meurtrier n’ose plus s’en prendre à Gaetano Stozzi. D’ailleurs, depuis, ses lettres ont cessé. Il semble s’être rendu compte qu’il n’était pas le plus fort et que, malgré son crime abominable, il avait perdu la partie. Une impression, hélas, tragiquement fausse.

17 juin 1950. Neuf heures du matin. Le commissaire Martino reçoit un coup de fil à son bureau : c’est Gaetano Stozzi.

— Il a recommencé, monsieur le commissaire… Il vient de m’appeler. C’est affreux !

— Il vous a menacé ?

— Non. Au contraire, il était furieux que je sois trop bien gardé. Mais il m’a dit : « Puisque c’est comme cela, je tuerai chaque jour une personne de Padoue prise au hasard jusqu’à ce que vous payiez. »

Le commissaire Martino pâlit. Cette fois, pas de doute : l’homme est dangereux, un fou dangereux.

— Et que comptez-vous faire ?

— Payer, évidemment. Maintenant, je n’ai plus le choix.

— Je vous remercie. Je vais faire diffuser immédiatement la nouvelle à la radio. Cela évitera peut-être un nouveau drame…

Malheureusement, le criminel fou de Padoue ne doit pas avoir la radio, car le drame se produit à onze heures du matin sur les marches de l’église Saint-Jean-Baptiste, dans la vieille ville. Car-mella Viotti, soixante-cinq ans, une petite femme au visage austère, vêtue de noir, sort de l’église. Elle est dame catéchiste et vient d’accomplir, comme chaque jour, ses dévotions.

Un coup de feu claque. Il y a un cri, et une silhouette disparaît rapidement dans les rues tortueuses de la vieille ville. Carmela Viotti reste, toute tremblante, sur les marches de l’église. Par miracle, elle est indemne. La balle a frappé l’une des colonnes de la façade, quelques mètres plus loin.

Cette balle, le commissaire Martino, dès qu’il l’a en sa possession, la fait porter au laboratoire de balistique. Le résultat est celui qu’il attendait : le projectile, de calibre 6.35, a été tiré avec l’arme qui a tué le gardien du jardin public.

La remise de la rançon a lieu le soir même. Selon les instructions données par un nouveau coup de téléphone, Gaetano Stozzi doit se rendre, avec le million de lires, au croisement de deux routes, dans la campagne environnante et attendre.

Il est dix-huit heures quand le commerçant arrête sa puissante voiture à l’endroit indiqué. Le commissaire Martino a placé tout autour un dispositif invisible mais considérable. Des barrages sont prêts à être dressés sur toutes les routes. Plusieurs escouades de motards attendent d’intervenir, car il est probable que l’homme va surgir en moto.

Vingt-deux heures, minuit ; personne… Au petit matin, Giuseppe Martino fait lever son dispositif et monsieur Stozzi rentre chez lui.

Le commissaire est désorienté. Jusque-là, tout était logique. D’une logique folle, mais logique tout de même. Mais cette dérobade de l’assassin ne cadre pas avec le reste. Pourquoi s’est-il donné tout ce mal ? Pourquoi a-t-il tué odieusement un malheureux infirme si ce n’est pas pour obtenir le résultat qu’il souhaitait ?

Pendant sa nuit blanche, Giuseppe Martino a eu tout le temps de réfléchir. Et une idée lui est venue. Une idée qui peut sembler énorme, mais qui, dans le fond, se défend parfaitement… Et si tout cela n’était qu’un gigantesque bluff ? Et si tout était faux depuis le début ?

De quelle manière a-t-il mené, en effet, son enquête après les révélations de Gaetano Stozzi ? Il a cherché dans l’entourage du commerçant qui pouvait se venger de lui. Pas un moment il ne s’est intéressé à la personnalité de la victime, puisque, par définition, elle était morte par hasard.

Et si c’était exactement le contraire ? Et si, pour un mobile qui reste à découvrir, on avait voulu tuer Marcello Adorno, le gardien du jardin public, lui et personne d’autre ?… Le meurtrier prépare d’abord son coup en envoyant la série de lettres de menaces à Stozzi. C’est un personnage riche et il a, en outre, de nombreux ennemis personnels qu’on s’empressera de soupçonner.

Le moment voulu, le meurtrier, qui n’est nullement fou mais doué d’un machiavélisme incroyable, passe à la seconde phase de son plan : le coup de téléphone au commerçant pour lui annoncer qu’il va commettre un crime « au hasard ».

Son but véritable est atteint. Mais il doit encore donner le change. C’est pourquoi il fait semblant d’être furieux de la protection entourant le milliardaire et il annonce qu’il va tuer de nouveau.

Seulement, s’il est un criminel, l’homme n’est pas disposé à tuer n’importe qui. Il fait bien attention de ne pas blesser Carmela Viotti en tirant à plusieurs mètres d’elle.

Reste le problème de la rançon, le plus épineux de tous. Le meurtrier sait bien que c’est à cette occasion qu’il court le plus gros risque et il n’a d’ailleurs aucune envie d’aller chercher une rançon dont il ne veut pas. Voilà pourquoi il n’est pas venu au rendez-vous et pourquoi le commissaire Martino a passé en vain une nuit blanche.

Giuseppe Martino fait donc ce qu’il aurait dû faire dès le début : il se renseigne sur la personnalité de ce Marcello Adorno, le dernier homme à qui, en apparence, on aurait pu en vouloir.

La concierge du modeste immeuble où habitait le gardien du jardin public confirme que le disparu était bien la crème des hommes et que tout le monde l’adorait, à une exception près, pourtant.

— Il n’y a que son fils, Gianni, qui lui ait donné du souci. Un vaurien, à ce qu’il disait. Il lui avait fermé sa porte. Cela faisait des années qu’ils ne s’étaient pas vus.

— Et il habite Padoue, ce Gianni Adorno ?

— Oui, pas très loin d’ici. Après la mort de son père, il est venu me demander la clé. Comme c’était son seul enfant, je n’ai pas pu refuser. Il est resté toute une journée dans l’appartement, il m’a rendu la clé et, depuis, je ne l’ai plus vu.

Gianni Adorno habite, en effet, non loin de chez son père, dans le même quartier populaire de Padoue. En lui rendant visite, le commissaire découvre un homme d’une quarantaine d’années, de petite taille, avec on ne sait quoi de déplaisant dans le regard et la façon de se mouvoir.

Gianni Adorno est évidemment surpris de cette visite inattendue. Il répond avec réticence aux premières questions du policier ; il en ressort qu’il est célibataire et actuellement au chômage. Le commissaire Martino décide d’abattre ses cartes.

— Pourquoi avez-vous tué votre père ? Même si vous ne répondez pas tout de suite, cela ne fait rien : je sais que c’est vous. J’attendrai le temps qu’il faudra.

 

Gianni Adorno a avoué après vingt-quatre heures d’interrogatoire dans le bureau du commissaire et après qu’une perquisition chez lui eut fait découvrir une cinquantaine de pièces d’or dans une pile de linge… Des pièces d’or qui étaient le mobile du meurtre.

— Oui, c’est moi qui ai tué le vieux. Je l’ai fait à cause du magot. Il l’avait caché sous le dallage de sa cuisine. Il le gardait, comme ça, sans avoir l’idée de le dépenser, simplement pour avoir le plaisir de sentir l’or sous ses pieds. Moi, je crevais la faim pendant ce temps-là. Je lui avais demandé de m’en donner un tout petit peu. Mais rien à faire, il était bien trop avare. Il m’a dit : « Si un jour on me vole, je saurai que c’est toi et je te ferai mettre en prison. » Alors je n’avais pas d’autre solution que de le tuer.

— Et toute cette mise en scène des lettres anonymes, c’était vous ?

— Oui. Vous comprenez, je suis sa seule famille, alors on aurait tout de suite pensé à moi. Tandis que comme ça…

Tandis que comme ça, la police a été à deux doigts de laisser échapper l’assassin ! Pendant que les agents emmènent Gianni Adorno, le commissaire Martino revoit ce corps gisant parmi les géraniums, ce pauvre mutilé de la Grande Guerre, qu’il avait eu le tort de prendre pour un être insignifiant. Mais personne n’est insignifiant, tout le monde a une histoire.